Légendes de l’Artuby
(Azur de France 1937-1938).
LA BONNE CLAUDIA
« Il est plus héroïque de vivre de son chagrin que d’en mourir »
Octave Feuillet.
Il avait 83 ans, M. Louis Delphin.
Autour de sa calvitie rose tendre, indice d’une riche euphorie, ses cheveux blancs formaient une demi-couronne monacale.
A côté de la blancheur de ses tempes, ses yeux d’un bleu sombre ressemblaient à deux fleurs de gentianes au bord d’un champ de neige. A travers son visage glabre, d’un ovale délicat, quelques rides légères étendaient leurs arabesques couperosées. Encore vigoureux et long comme un bel arbre bien droit, ce vert vieillard avait les épaules carrées et solides.
Il voulait ignorer son âge. Jamais il n’avait admis que son cœur ne pouvait plus avoir vingt ans.
Des guêtres blanches, un feutre gris-perle, un costume de la plus actuelle élégance, une rosette mauve d’officier de l’Instruction Publique, affirmaient, à première vue, son goût de la coquetterie et son amour de la vie.
Cependant, le moral n’était pas toujours inébranlable. Hors de la société fort clairsemée de ses quelques amis, vieux messieurs comme lui, quand il rentrait à son home, le froid de la solitude lui donnait parfois de mélancoliques frissons. Sa femme était morte depuis quelques années après leur fils unique qui avait péri à la guerre. Il ne lui restait plus un seul parent ni même un véritable ami sincère qui s’intéressât à sa vieille carcasse.
La coquette villa « Esmeralda » qu’il habitait au milieu d’un beau jardin, en bordure de la route, au quartier de Malbosc, entre Grasse et Magagnosc, perdait de jour en jour l’attrait qu’elle avait eu si longtemps pour lui. Son jardinier, devenu trop exigeant, avait été congédié. Peu à peu, les herbes folles envahissaient les massifs des allées, les plate-bandes. Les abords de sa demeure offraient maintenant l’aspect du parc abandonné décrit dan les « Tristesses d’Olympio ». Une femme de ménage tenait tant bien que mal son intérieur. Depuis longtemps sa luxueuse salle à manger ne recevait plus d’invités et se morfondait dans une atmosphère renfermée et poussiéreuse. Si parfois l’octogénaire devait offrir un repas à quelque ancien associé ou client, il le faisait servir au restaurant le plus proche de sa demeure.
Pendant cinquante ans de sa vie, M. Delphin avait exercé la lucrative profession de courtier en parfumerie. Grâce à quelques bonnes aubaines et à une parfaite assiduité dans son travail, il avait fini par prendre sur la liste des millionnaires de Grasse. On sait que cette petite ville, en proportion de ses habitants, est celle qui compte le plus de millionnaires en France et peut être dans le monde entier. A la tête de ces Crésus se trouve le détenteur de la sixième fortune de l’univers. Cinq familles seulement dans le monde entier sont plus riches que celle-là. Cependant l’argent n’a jamais réussi à rendre sympathiques tous ces thésauriseurs Grassois. Sans révérence, on désigne leur groupe sous le nom du syndicat des Harpagons et, comme ils sont presque tous dévots, mais d’une âpre parcimonie dans leurs offrandes à l’église, on les dénomme aussi la Confrérie des constipés. M. Delphin n’éprouvait aucune fierté d’être classé parmi les grands riches de la ville car, ne leur ressemblant en rien, il était vraiment charitable.
Un matin de ce dernier printemps, l’ancien courtier, en ouvrant son journal à la chronique de l’Arrondissement, apprit le décès subit d’un de ses derniers amis, retiré comme lui des affaires, mais moins âgé puisqu’il était à peine septuagénaire.
Cette nouvelle lui donna le cafard.
Jusque là, il n’avait jamais aimé penser à la mort. Cela coupe l’appétit et accentue les rides. Aussi avait-il toujours repoussé avec horreur le notaire prudent qui l’engageait à prendre ses dernières dispositions.
Enfin, puisqu’il le fallait et que le départ pour l’au-delà semblait s’approcher, non à cause de sa santé, toujours excellente, mais en considération de son âge passablement avancé, il prit une feuille de papier, garnit son stylo et alla s’asseoir sous une tonnelle de rosiers. Il serait moins dur d’écrire des phrases funèbres en respirant le subtil et grisant parfum de ces belles fleurs dédiées à l’amour, c’est-à-dire à la vie.
Or, cependant qu’il méditait, une vision inattendue remplit ses cristallins. Sur la route, à quelques pas de son abri fleuri, une femme mise très pauvrement s’était arrêtée. Elle le dévisageait avec une insistance gênante.
Il fronça les sourcils. Que lui voulait cette passante ?
Ce n’était pas une inconnue. Depuis qu’il était veuf elle rôdait autour de lui. Souvent il la rencontrait autour de sa villa et aussi sur le trottoir devant la Brasserie Monte-Carlo où il allait, chaque jour, faire sa partie de belote. Deux ou trois fois il avait essayé de lui donner l’aumône. Elle refusait toujours avec un rire nerveux auquel succédaient des larmes.
Par sa gouvernante, il lui avait fait offrir des aliments. Même refus obstiné. Pourtant elle ne semblait pas rassasiée. Elle était fort maigre. Elle n’avait guère, dans son visage, que des pommettes blêmes et des yeux noirs. Mais quels yeux ! Deux puits avec de l’eau lumineuse qui tremblait au fonds.
Elle marchait, un peu courbée, en s’appuyant sur une légère canne de bambou. Un vieux chien loup, intelligent et pacifique, l’accompagnait avec une fervente fidélité. Il paraissait mieux nourri qu’elle.
Et voilà que ce chien s’introduisit dans l’allée, par le portillon entr’ouvert et s’approcha du vieillard sous la tonnelle odorante des belles roses. M. Delphin l’appela, lui caressa le museau, les oreilles, regarda le collier de cuir attaché au cou et resta stupéfait. Sur la luisante plaque de cuivre il avait lu : « Bobby, A Claudia Esminjard. Commune de Châteauneuf, canton de Bar (A.M.). L’ancien homme d’affaire tressaillit.
- Ah ! par exemple ! … bredouilla-t-il en pâlissant.
Il se redressa, s’approcha de la route, ouvrit entièrement la petite porte métallique grillagée, que le passage du chien avait laissé entre baillée.
- C’est toi, Claudia, ma petite Claudia, c’est toi ? C’est bien toi ? Bon Dieu § Si j’avais su ! Mais viens donc !
La femme, rappelant son chien, s’en alla sur la grande route sans même tourner la tête !
Delphin resta songeur.
La petite Claudia ! Quel souvenir !
Une servante qui était arrivée chez lui, autrefois, à l’âge de 15 à 16 ans. Lui en avait près de cinquante. Elle était mignonne, fine, gracieuse, avec un corps Tanagréen de statue antique et une âme de primevère qui commence à s’ouvrir. Son jeune cœur aussi était une perfection d’idéale bonté. Son regard de velours, vivante étoile, rayonnait d’affectueuses douceur. Le trille argentin de son bon rire remplissait la maison. Elle ne pensait qu’à égayer son entourage et à semer le bonheur comme une pluie de roses sur chacun de ceux qu’elle aimait. Quand elle recevait quelques petites étrennes en menue monnaie, vite, elle allait acheter des bonbons pour les donner à de pauvres petits gamins italiens, enfants indigents d’un ménage ouvrier qui habitait près de la maison de M. Delphin.
A La Martre, où la famille de son maître allait chaque année passer les mois de forte chaleur dans une vieille maison rustique, louée à des paysans, la jeune Claudia était adorée de tous les bambins du village. En arrivant, elle avait toujours de nouvelles gâteries réservées à chacun d’eux. Pour les pupilles de NOTRE MONTAGNE trop nombreux, hélas, elle n’avait que son doux sourire amical, mais avec quelle joie exubérante elle se mêlait à leurs jeux dans la vaste prairie qui s’étend depuis la vieille chapelle Sainte Marthe jusque au chemin raviné qui monte à la Grau.
Sa prédilection allait aussi à une fillette de l’Assistance Publique, placée comme chevrière chez des cultivateurs. Orpheline, elle gardait le meilleur de sa tendresse aux petits qui, comme elle, n’avaient pas connu les caresses d’une mère.
En cachette de sa femme, M. Delphin se plaisait à lui donner souvent quelques petites pièces d’argent pour alimenter ses charitables largesses. Elle savait si bien le remercier, non tant avec des paroles, mais avec des regards angéliques qui le rendaient fou de joie intime.
Lorsqu’une dame patronnesse la plaça à la villa Esméralda, la petite Claudia ne savait ni lire ni écrire.
Son nouveau maître voulu l’instruire lui-même. Chaque soir, à son bureau, il lui consacrait de quinze à vingt minutes pour lui apprendre l’alphabet. Au bout d’un mois, elle sut écrire son nom : Claudia Esminjard et même celui de son maître : Louis Delphin. Ces deux noms, elle les traçait avec ravissement sur tout ce qui lui tombait sous la main. Hélas ! C’est tout ce qu’elle put apprendre, car Madame Delphin, ombrageuse et acariâtre, ne tarda pas à exiger que la soubrette ne remit jamais les pieds dans la salle de travail de son mari. Si Claudia en fut triste, un moment, elle ne le regretta pas trop. Pour elle, il ne pouvait y avoir d’autre science plus précieuse que de savoir signer son nom. Ce nom elle l’écrivait partout : sur les portes , les murs, les meubles. La maison en était pleine.
Son maître découvrit bientôt ces deus mots ; Claudia Esminjard, sur des petits papiers glissés dans ses tiroirs, dans les journaux pliés qu’elle allait acheter pour lui au bureau de tabac, dans ses souliers quand elle venait de les cirer.
Un jour à La Martre, c’était le 25 août, fête de Saint Louis, fête aussi de M. Delphin, celui-ci, en se couchant, seul –sa femme était descendue à Grasse pour affaire- trouva dans son lit, enveloppé avec du papier de soie et attaché avec des faveurs rouges, un bouquet de lavande très parfumée auquel était fixait une carte postale avec ces mots écrits par la belle enfant : Claudia Esminjard. Bonne fête.
- Oh ! cette gamine, que voulait-elle ?
Une autre fois, à Grasse, pendant la saison de la grippe, il était bien malade, une broncho-pneumonie qui inquiétait Madame, il avait découvert les mots : Claudia Esminjard, écrits à l’encre rose sur un bout de carton dans une bande d’ouate iodée dont on lui avait enveloppé la poitrine. Il en resta troublé.
Pauvre petite Claudia ! Quelle douce manie !
L’été suivant, un jour encore où Madame Delphin était absente – elle ne se plaisait guère dans ce vieux village de La Martre, loin de toutes distractions mondaines – le courtier emmena son fils Paul, alors âgé d’une dizaine d’années et la fidèle Claudia à une partie de pêche dans le frais et romantique quartier de la Scierie.
Ils s’arrêtèrent au Gourgounau, au bord du ravissant petit lac d’émeraude ou, entre deux hautes falaises, à l’entrée d’une petite plaine circulaire, riche en prairies et en jardins, l’Artuby, lasse d’avoir bondit de rocher en rocher, s’assoupit un moment sur la mousse à l’ombre des aulnes touffus, avant de reprendre sa course écumante dans un nouveau défilé de récifs géants.
Si la dînette sur l’herbe, agrémentée délicieusement de petites fraises des bois et de framboises sauvages cueillies sur place fut excellente, par contre, les truites espérées passèrent, dédaigneuses à côté des affriolants asticots offerts au bout d’un fil invisible à leur gourmandise pourtant vorace.
Faute du plaisir d’une bonne pêche, on ne pouvait repartir sans avoir joui d’une voluptueuse baignade dans l’eau azurée, tiède et soyeuse qui offrait son irrésistible caresse.
Tous les trois, en maillot, se mirent à nager avec une vibrante allégresse. Par moment, lorsque ses compagnons se reposaient en reprenant pied dans le gravier fin, non loin du bord, Claudia sortait de l’eau et se dirigeait le long de la plage en faucille vers une ligne de roseaux où le sable était mouillé.
On voyait la minceur svelte et vénusienne de son adorable jeune corps aux reflets de nacre, aux hanches fines et onduleuses, aux jambes de nymphe éphydriade se courber harmonieusement vers le sol où sa petite main, d’une ligne gracile et pure, semblait écrire le poème de jeunesse et de fraîcheur qu’elle incarnait.
S’étant approchés, le père et le fils lurent sur le sable humide : Louis, Paul, Claudia. D' un rire triomphant, la troublante ondine leur montrait son chef-d’œuvre.
Le soir, maman arriva avec l’autocar de Bargemon. Elle avait passé une charmante journée chez des amis à Draguignan ? Avec une joyeuse et intarissable volubilité, elle racontait une hilarante séance de cinéma à laquelle ses hôtes l’avaient conduite. Jamais on ne l’avait vu plus contente. On était à table pour le souper. Au potage, madame, toujours en pleine joie, proclamait leur petite Claudia une cuisinière incomparable. Puis ce fut au tour de Paul à narrer les plaisirs de la journée. Il en fit avec ravissement un récit détaillé sans oublier la belle inscription finale tracée par la gentille Claudia.
A ces mots, Mme Delphin devint verdâtre, comme le spectre de la jalousie et roula des yeux de chatte enragée. Elle trouva immangeable les pommes de terre frites et tout le reste du menu préparé par « cette rosse de Claudia ».
Puis elle ne desserra plus les dents que pour vociférer avec une nauséabonde aigreur des injures démoniaques à l’adresse de tous et de chacun.
Sur un ton calme, le père de Paul fit remarquer à sa femme que jusque-là elle-même n’avait cessé de combler d’éloges leur jeune servante, disant à tout venant que cette enfant faisait merveilleusement leur service, qu’il était impossible de trouver une domestique aussi propre, respectueuse, ordonnée et dévouée.
Ivre de violence et se levant brusquement de table, madame hurla : « Si ça vous plaît tant que ça ces parties de rivières, allez-y jour et nuit, jusqu’à ce que vous attrapiez la crève que je vous souhaite ! … Quant à moi, vous ne me reverrez plus ici ».
En effet, le lendemain matin, avant le jour, elle se rendit au logis du Pin où elle trouva l’autobus de Grasse.
Habitué aux bilieux éclats de sa femme, M. Delphin ne se troubla pas outre mesure. Simplement organisa le retour en ville.
Entre temps, il se demandait :
- Mais, cette petite Claudia, quels sentiments peut-elle bien avoir pour moi ? Est-ce de la pitié, quand elle voit les scènes odieuses que nous fait sa folle maîtresse et que pour le bien de tous je subis sans protester ? ou bien est-ce de la reconnaissance envers un bon maître qui lui a appris à écrire et qui la traite avec les égards et la douceur qu’elle mérite ?
Peu après leur réinstallation à Grasse, un matin, Delphin vit son irascible épouse entrer en fusée dans son bureau. Elle avait la face convulsée de colère.
- Je mets cette à la porte, annonça-t-elle.
- Quelle fille ? … La petite Claudia ? …
- Oui, « ta » Claudia …
- Oh !
- Si elle ne part pas, c’est moi qui partirai et pas plus tard que tout à l’heure, mes malles sont prêtes.
Pour éviter le scandale, Delphin laissa congédier Claudia. Il en souffrit. Jamais il ne retrouverait une servante aussi dévouée. Ce n’était pas une fille de service, mais l’ange de la maison.
La pauvre petite souffrit bien davantage. Il fallut l’arracher de la maison. Elle s’accrochait aux meubles, aux portes. Elle criait comme une bête qui se sent mener à la mort. On la poussa dans une voiture. Au bout de l’allée elle eut une syncope en voyant se refermer le portail et disparaître la villa. Elle n’avait été heureuse que là. Il lui semblait qu’elle ne pourrait plus vivre ailleurs.
Que devint la pauvre fille ?
On apprit qu’une œuvre franco-américaine d’enfants maladifs, au quartier des Hautes-Ribes, l’avait recueillie, soignée et rendue à la santé.
Plus tard, elle avait trouvé du travail de couture à faire chez elle, dans une chambrette louée à Châteauneuf, pas trop loin de l’habitation de son ancien maître.
Des années s’écoulèrent, Madame Delphin mourut dans une crise de rageuse colère. Pris par les affaires, son mari oublia les heures ensoleillées de la présence de Claudia comme les bourrasques de Mme Delphin.
Et voici que ce matin, grâce à un chien dont le collier portait un nom, le vieil homme d’affaires venait de retrouver sa bonne servante de jadis, son angélique petite Claudia qui avait voulu écrire son nom partout jusque sur le cœur de son maître.
Il déchira la feuille destinée à un brouillon de testament et partit à la recherche de la femme au chien-loup.
Il ne la retrouva que trois jours après s’étant rappelé qu’on avait parlé, jadis, de sa retraite à Châteauneuf.
En entrant dans ce vieux village provençal, en bas de la rue escarpée qui monte vers le château, une vieille femme lui répondit en lui montrant de l’autre côté du chemin une humble maisonnette précédée d’un jardinet : - Mlle Claudia Esminjard ! C’est là qu’elle reste…Par exemple, je ne sais pas si vous la trouverez chez elle… V’là p’t’être ben deux trois jours qu’on ne l’a pas vue ni entrer ni sortir.
Le vieillard souleva le crochet d’un portillon, traversa une courette où deus poules affamées picoraient avec impatience autour d’un vieux poêlon ébréché et noirci de fumée.
Sous un petit hangar couvert de genêts secs, formant auvent, il vit une vieille porte de chaumière. A son toc-toc, l’aboiement gémissant d’un chien répondit. Il tourna le loqueteau, poussa un peu et se trouva dans une pièce blanchie de frais à la chaux, claire, proprette, où régnait un ordre méticuleux. Devant la fenêtre, la machine à coudre était enveloppée d’une housse brodée avec un goût parfait. Sur les vitres, des rideaux en dentelles tamisaient la lumière ardente venant du jardin. Le fourneau-cuisinière en fonte émaillée reluisait d’un éclat bleu turquoise. Sur une modeste commode du même acajou que la table de la machine à coudre on voyait, entre deux petits vases de transparente porcelaine, une artistique statue de Jeanne d’Arc. Une étagère de bois de rose, richement sculptée, à côté d’un livre de cantiques, toute la collection d’AZUR DE France-NOTRE MONTAGNE, depuis 1907. Sur le marbre d’une petite cheminée prussienne, bien à la place d’honneur de cette chambre, on voyait encadrée en riches dorures une photo agrandie. C’était le portrait de M. Louis Delphin à cinquante ans. Trois vases-appliques en poterie de Vallauris, ornés de la cigale félibréenne, placés devant et des œillets de poète, des tubéreuses embaumantes. Sous une grosse lentille bombée et cerclée d’argent on voyait, grossis par le verre, entre des fleurs de lavandes, quatre mots d’une maladroite écriture d’enfants : Louis Delphin, Claudia Esminjard.
A petits pas, prudente et cauteleuse, la vieille voisine avait suivi le monsieur. Elle marmonnait entre ses dents : « si… des fois ?... On ne sait jamais !... »
Voyons, ma bonne dame, demanda de nouveau Delphin en se tournant vers elle, il n’y a personne dans cette maison… Cependant, tantôt, j’ai entendu un chien…
- Ben, m’sieu, y a qu’à tirer le rideau rouge que vous voyez là-bas au fond de la pièce… C’est celui de son alcôve… p’t’ête ben qu’elle sera couchée, quasiment malade…
En effet, la vieille fille était étendue toute habillée comme une morte, sur un beau lit étroit à barreaux de cuivre doré. Son chien, à ses pieds, remuait un peu la queue sur ses pattes repliées.
La gisante semblait dormir les bras pieusement croisés sur ses pauvres seins aplatis.
- Misé Claudia… Misé Dia… quoi qu’y a donc ? demanda la voisine. Est-ce que par hasard vous seriez malade ?... Réveillez-vous, voilà de la visite… Grand Bon Dieu ! Belle Sainte Vierge ! comme vous êtes pâle, ma pauvre fille !... V’là un monsu qui vient vous voir… P’t’être que c’est un docteur !...
- Non, dit le visiteur à la vieille femme, je ne suis pas le médecin, mais voulez-vous au plus vite me rendre un service ? Je vous paierai bien. Courez de toute la vitesse de vos vieilles guiboles à la cabine téléphonique. Vous appellerez de la part de M. Delphin, le docteur X…, à Grasse, en le priant d’accourir, sans une seconde de retard.
Restant seul près de Claudia, il la toucha au bras. Elle fit un mouvement de sa tête, ouvrit les yeux. Elle eut un sursaut en reconnaissant M. Delphin.
- Claudia, ma petite Dia ! tu ne m’as dons pas oublié ? Pourquoi ne m’a tu pas répondu, l’autre jour ? Tu es là, toute seule, abandonnée… Mais je t’ai retrouvée. Tu ne peux pas me repousser. Tu ne souffriras plus. Pour réparer ma lâcheté devant les folies de ma femme, je vais te faire mon héritière. Je vais te laisser un million.
Oh ! s’écria-t-elle, écrasée de surprise.
- Tu as été bonne, fidèle, reconnaissante, tu mérites d’être riche, tu vas l’être.
- Mais je ne veux pas d’argent, gémit-elle avec un douloureux froissement.
Elle ouvrit vers lui ses yeux tout grands, tout tristes et d’une voix entrecoupée de hoquets déchirants elle disait :
- Oh ! Maître, vous savez bien que je vous avais donné, quand j’étais jeune, tout mon cœur de pauvre fille et que tout ce que je demandais à Dieu, c’était de rester toujours auprès de vous afin que vous me permettiez de faire un peu de bien en votre nom, autour de nous…
La méchanceté humaine ne l’a pas permis…
Loin de vous, sans vous oublier un seul instant, j’ai tout donné aux pauvres, tout ce que j’ai pu gagner à la pointe de mon aiguille. Pour eux, j’ai passé presque toutes mes nuits de bonne santé à coudre ou à tricoter. Tout ce que je pouvais retrancher sur ma nourriture ou sur mes vêtements, je me faisais une joie de le leur donner en me disant : « si j’étais encore chez M. Delphin, son bon cœur m’aiderait à leur donner davantage ». tout cela je l’ai fait en votre nom parce que vous aviez été si bon pour moi…
Maintenant je vais mourir, je n’ai plus besoin que de savoir que vous ferez tout votre possible pour continuer comme moi. Oh ! dites-moi, monsieur Delphin, le voulez-vous ? Dites-moi oui, et je mourrai contente et pendant toute l’éternité votre petite Claudia vous remerciera dans le ciel en vous aimant comme elle vous a aimé sur la terre…
Ces dernières paroles furent prononcées dans le spasme d’un râle.
L’octogénaire s’était penché vers la malade en lui disant, la gorge étranglée de sanglots : « Ma Claudia, mon ange adoré, ne meure pas, nous ferons ensemble tout le bien que tu voudras… »
Quand il voulut sceller cette promesse par un baiser, ses lèvres tremblantes frémirent sur un front bombé que la sueur de la mort commençait à refroidir.
Jean Lemartrin