8 mars 1917, St jean sur Tourbes. (neige).

 

chaperon militaire C.P.

Fin octobre 1916 l'aumônier militaire Jules Chaperon part pour l'Artois, il est envoyé vers la 34ème brigade d'artillerie où, sans relâche, il exerce sa mission d'aumônier militaire. En janvier 1917, après une brève permission il est nommé aumônier divisionnaire de l'artillerie divisionnaire 24. Peu après il se retrouve sur le front, dans les marécages glacés de la Marne. Tenant par tout temps son carnet sur lequel il mentionne quotidiennement  les faits marquants de ses journées au milieu des "poilus ". Son témoignage précis, poignant et documenté est sans doute à la fois rare et du plus grand intérêt.

Extraits des carnets de l’abbé Jules Chaperon, aumônier militaire sur le front dans la Marne. Carnet n° 12 (20 janvier 1917-19 avril 1917). 8 mars  jeudi, St Jean sur tourbes  (neige)

Bonne nuit de repos. Pendant cette nuit il est tombé environ 15 cm de neige. Souffert du froid aux mains pendant la messe. Reparti pour la région du canon, à 10 heures. Fait à pieds presque tout le trajet sauf quelques centaines de mètres avec l’auto mitrailleuse américaine conduite par un chauffeur des Etats-Unis. Voyagé avec deux officiers du 62ème régiment d’artillerie, Ils me parlent du commandant Batailler, l’un des plus éminents artilleurs de France, tué par une balle perdue  au Balcon le .. septembre 1914. Rencontré sur la route du Balcon les généraux Roques et Nourrisson dans leurs autos. Déjeuné à l’A. D.

Je me rends ensuite au ravin de Morsan. Visite au capitaine Roche qui me reçoit très aimablement. Il m’oblige à prendre du café avec lui. Ses adjoints, le lieutenant Bronard et l’aspirant Kopf sont à l’observatoire avancé où ils assistent à l’assaut des tranchées allemandes. Par le téléphone ils tiennent leur capitaine au courant du combat de minute en minute ; Le 50è d’infanterie a quitté ses tranchées à 2h40, en trois minutes il a occupé la tranchée de Posen ; en moins d’1/2 heure Maison Champagne a été reprise.Je m’avance par le tunnel de l’Uasio long de 900 mètres et aboutissant aux tranchées de 2è ligne. Le marmitage y est intense. On ne peut circuler qu’en courant d’un abri à un autre. J’assiste au passage des premiers blessés. Les moins touchés se sauvent aussi vite qu’ils peuvent, les autres sont apportés  sur des brancards aux divers postes de recueil. Je m’efforce de les encourager ou de leur faire offrir leurs souffrances au Bon Dieu. Voici les prisonniers boches. En voyant les éléments de réserve (221è infanterie) qui se tiennent prêts à bondir au secours du 50è, les allemands désarmés lèvent les bras et crient leur traditionnel « kamarad ». Ils ont la figure terreuse les yeux hagards, les vêtements en lambeaux et boueux, on dirait des fous en les voyant gesticuler. Les obus tombent toujours, affolés, les prisonniers se terrent dans les trous d’où ils sortent et ressortent plusieurs fois avant de continuer leur chemin. Ils sont coiffés du casque de tranchée, espèce de petite caisse en fer mastoc et difforme.

Il y a  parmi eux des soldats très jeunes à qui on peut donner environ 17 ans, mais la plupart paraissent âgés de 25 à 30 ans. J’en vois passer, en plusieurs colonnes, une cinquantaine environ. D’autres sont descendus par le boyau c.q. Quelques uns sont allés se rendre à droite aux troupes du VIIIè corps. Le total des prisonniers s’élève à environ 150. Quand la nuit tombe je vais au central de secours où je trouve M.Dupic occupé à panser des prisonniers allemands. Il les traite avec toute la bonté qui lui est habituelle.

Ces hommes ont été blessés par des grenades, l’un a une cinquantaine de petites blessures tout le long d’une jambe et au côté. On dirait encore un enfant quoi qu’il soit  de la classe 11. Son nom allemand signifie « crépuscule ». Il est de Thuringe. Sa musette est encore garnie d’envois postaux qu’il a reçus de sa famille. D’après le contenu de ces boites on ne serait pas porté à croire à l’extrême disette que nos journaux prétendent exister en Allemagne. En curieux  je goûte au bon gâteau venant de Thuringe. C’est de l’excellent biscuit fabriqué avec de la la fleur de farine, des œufs , du lait, du sucre. Le petit thuringien a, en outre, de la saucisse, du chocolat, des bonbons, comme les plus gâtés de nos poilus. Son camarade, âgé de 30 ans n’a pas autant de sucreries. Il me fait goûter un morceau du fameux pain K.K., mais ce n‘est pas mauvais, c’est le pain de seigle que mangeaient autrefois  nos paysans. Ce prisonnier est blessé à une jambe. Avec lui nous avons affaire à un vrai prussien de Prusse. Il me montre des photos de sa femme et de son frère non encore mobilisé quoique âgé de 35 ans. Dans le civil il est fabriquant  et marchand de chaussures. Ces deux hommes professent de l’admiration pour le Kaiser. M. Dupic essaie de leur faire dire que leur Empereur a voulu la guerre, mais ils ne répondent pas sur ce sujet. En échange de leur petit bout de gâteau, je leur donne à chacun des cigarettes qu’ils trouvent très bonnes. M. Dupic  leur fait servir une gamelle de soupe. Ivertrôq passe et les traite de « cochons », termes qu’ils ne comprennent pas et auquel ils répondent  en prenant une mine ahurie. Je monte dans l’auto + rouge  qui les amène avec d’autres blessés français.

Du poteau du balcon  à l’A. D. je fais les 3 km à pied dans la neige et j’arrive bien fatigué. Le général  Lepelletier est tout radieux en racontant le superbe succès qu’il a appris à la division par le téléphone. Quand je lui parle  de plus de 100 prisonniers, il m’oppose le chiffre de 80, téléphone par le colonel Audry commandant l’I. D. Le communiqué ne tardera pas à me donner raison. Ces messieurs goûtent du pain K.K. Ils n’en avaient jamais vu. Je couche dans la pièce servant de bureau et de chambre aux deux colonels. Toute la nuit le téléphone transmet des ordres et des nouvelles. Vers 11 h. il apprend le recul du 108 devant l’ouvrage Gallois et son abandon de la tranchée Bègire.  Aujourd’hui à midi rencontré à la chapelle du 26è d’artillerie transformée en poste de brancardier, un brancard  B.D. 24 de Champier. Causé avec le dentiste Paris que Mordacq a cassé de son grade d’adjudant.

14 mars, mercredi ; St Jean sur Tourbe. Giboulées.

…Vers 3 heures je repars pour Wargemoulin à travers champs. La bataille aérienne a repris ; un culot de 75 tombe à 50 cm à côté de moi et s’enfonce profondément dans le sol. Il s’en est manqué d’un demi-mètre que je ne sois tué et on ne m’aurait pas facilement trouvé à travers ces champs. Devant moi un avion français se précipite dans la direction de Laval et doit être sérieusement touché. On voit tomber droit dans les lignes un aéro qui a tout l’air d’être allemand. Je souffre beaucoup de la tête en m’acheminant vers Wargemoulin. Un fourgon auto se trouve à ma portée, j’en profite pour rentrer à St jean.

Ma souffrance empire, je ne sais quoi faire pour la calmer. Malgré tout je fais la prière. Prêché sur Jésus chez Hérode, donné la bénédiction, il y a de nombreux poilus du 108 et plus de civils que d’habitude ; Ap ; l’exercice le P.  de la Tour vient me trouver à la sacristie. Son régiment redescend des lignes et va à Suippes comme le 50è L’aumônier trouve cruel et criminel d’envoyer aux tranchées de Suippes ces deux régiments qui viennent d’avoir chacun un millier d’hommes hors de combat.

Après un repas sommaire, je suis obligé de me coucher, impossible d’écrire, ni même de rester debout.