C’était en 1907, à la fin mars. Le long de l’Artuby l’herbe reverdissait drue et grasse pendant que la lisse écorce des aulnes se crevassait sous la poussée des bourgeons. Cà et là, sur le versant cultivé d’Aco de David, les amandiers se couvraient d’un papillonnement rose.
Par des sentiers étroits et rocailleux, d’une bastide à l’autre, le jeune curé de La Martre accompagné de ses enfants de chœur, allait porter la bénédiction pascale. Au bord du chemin de Châteauvieux à Brenon, près de l’oratoire qui venait d’être édifié pour conserver une antique statue de Saint-Joseph, la porte d’une masure lézardée était légèrement entrebâillée.
Timidement, le prêtre pousse l’huis vermoulu qui s’ouvre sur un étroit et bas réduit fumeux, à peine éclairé par un fenestron où les araignées ont tissé des rideaux épais. Sur le carrelage, de chaque côté du poêle éteint, un homme et une femme sont étendus, gauchement roulés dans des couvertures grossières. Le pasteur se penche vers eux, leur parle, ils répondent d’une voix très faible et gémissante. Malades. Ils n’ont plus la force de se tenir debout. Ils n’ont rien mangé depuis trois jour . Personne n’est venu.
Le jeune abbé a son cheval et son cabriolet au Plan d’Annelle, hameau voisin. Vite il court chercher cet humble équipage. Sur le siège unique il installe les deux défaillants à l’abri de la capote rabattue.
Tenant par la bride le fringant petit coursier arabe, il conduit jusqu’à La Martre le couple désespéré.
En quelques minutes, la si bonne et dévouée Mlle Emilie Morel a préparé deux lits moelleux et chauds, dans une chambre de la vieille maison de La Roupe que M. le Curé a louée récemment pour en faire un hospice.
Telle fut l’entrée du berger Eugène Achille à l’Œuvre Notre Montagne. Paralysé d’un côté, il fallut, pendant plus d’un an, l’habiller comme un enfant. Sa pauvre femme, Marie née Bonnafoux, mourut après deux mois de soins éclairés mais aussi vains qu’acharnés.
Ayant repris des forces, le pâtre montagnard vint à bout, peu à peu de sa paralysie.
Sexagénaire, heureux d’avoir trouvé une famille à Notre Montagne, il ne voulut pas quitter l’œuvre. Il lui a consacré avec bonheur les trente dernières années de sa vie.
Pendant la Grande Guerre, surtout, il s’est dépensé sans compter pour assurer le ravitaillement de l’orphelinat, doublé d’un Hôpital Militaire. Agé, cassé, il cultivait les champs autour de la maison, il plantait des légumes, semait un peu de blé, allait aux provisions dans les fermes de la région en conduisant la gentille jument noire Myrza, attelée à son charreton. Entre temps, il faisait fructifier la basse-cour, poules et lapins lui couraient après comme s’il était le Bon Dieu.
Alors qu’il n’y avait à La Martre ni téléphone, ni service de voitures, ce serviable vieillard, chaque fois que la présence du médecin était nécessaire au chevet d’un malade, allait à pied à Castellane (40 Km, aller et retour) appeler le praticien et rapporter des remèdes. Que de pas ! Que de sueurs ! Que de travail en faveur de tout ce qui souffrait autour de lui !
A notre époque, dépourvue de cœur et d’idéal, ce brave homme âgé que nous appelions avec un affectueux respect « Mestre Eugène », prodiguait tout autour de lui la chaleur vivifiante de sa bonté.
On aimait à le voir aller, sans précipitation ni lenteur, dans sa démarche toujours semblable à elle-même. Plutôt petit de taille, précocement voûté, sous ses sourcils broussailleux, ses yeux gris, couleur de pâle émeraude et de noisette, rayonnait la douce franchise d’une nature sans venin. Ils étaient très rapprochés du nez mince, ivoirin, un peu courbé en bec d’aigle. La bouche aux lèvres étroites, était presque rentrée. Les rides avaient trouvé peu de prise sur ce visage loyal, ouvert et calme. Sa conversation simple, sobre, intelligente et agréable était celle d’un sage désabusé. Il aimait à la saupoudrer de fine ironie paysanne, harmonisée avec des clignements d’œil remarquables par leur malice. Mais il terminait toujours par des paroles d’indulgence et de douceur.
Ce qui lui plaisait beaucoup, c’était de raconter dans la langue imagée et chantante de Frédéric Mistral, ses campagnes contre les Prussiens en 1870-71, il avait eu le grand bonheur d’être félicité par Chanzy pendant que, dans une ambulance, on soignait ses pieds gelés.
Habile joueur de cartes, il était ordinairement, un des premiers lauréats dans le concours de quadrette ou de manilles, à Grasse comme à La Martre.
Dans le quartier des Hautes Ribes, à Grasse, tout comme à La Martre et dans toutes les communes environnantes « Mestre Eugène » était l’homme aimé, estimé, respecté de tous. La franche douceur de son caractère, son empressement à rendre service, ses bons conseils, donnés toujours sur un ton de si sincère amitié lui gagnaient tous les cœurs.
Il avait pour ses bienfaiteurs la plus délicate vénération. Alléger leur écrasant fardeau de soucis, était sa plus agréable satisfaction. Avec eux il était d’une nature d’épagneul.
Ces dernières années, il marchait un peu plus courbé et se hâtait davantage, comme poursuivi par la destinée.
Infiniment douloureux furent ses derniers jours. Sans se plaindre, il a supporté avec son farouche stoïcisme naturel, les tourments d’une maladie que les êtres délicats ne dévoilent jamais. Ce mal cruel a eu raison de sa volonté si vigoureuse, et notre pauvre « Mestre » qui méritait la fin béatifique d’un bon serviteur de Dieu et des hommes, nous a quittés sous le signe de la plus cruelle Fatalité.
A ses obsèques, toute la population des Hautes Ribes, et de nombreux amis de la Ville ont entouré sa dépouille d’une profonde et inoubliable sympathie.
HISFRIEND 1936